Moins de deux ans avant sa disparition, Amiel (1821-1881)
fait le compte de sa correspondance : 30.000 lettres en
30 ans! soit trois lettres par jour! Cette
activité épistolaire n'est pas
étonnante de la part d'une personnalité
sociable mais constamment sur la défensive. De
tous les moyens d'entrer en communication avec autrui,
Amiel privilégie la correspondance. Elle est un
moyen de toucher l'autre tout en maintenant la distance
qui sauvegarde sa liberté intérieure. La
correspondance, comme le Journal, est un territoire
autorisé... mais, comme pour le Journal, il se
reproche de s'y livrer trop volontiers.
"Envie folle de ne rien faire ou d'aimer. Antipathie
pour ce qui presse. Ecrit [huit lettres]. C'est
le procédé pour flâner tout en
faisant plaisir. La correspondance est un des artifices
de la paresse (Journal 23.4.1879)."
Ce plaisir masque un mobile inquiétant.
"Les habiles font des économies de style dans
la correspondance et se réservent pour leurs
livres ou leurs articles. Ils mettent leur
électricité en foudres et en
éclairs; j'ai toujours dépensé la
mienne par mille pointes invisibles qui l'ont
écoulée sans flamme et sans bruit. Le
génie de l'inutile est assez proche parent de
l'instinct du suicide. (27.4.1872)."
A cette même époque, des fouilles dans un
grenier lui livrent ses lettres de jeunesse, importantes
pour reconstituer sa biographie avant la tenue de son
Journal régulier, commencé, tardivement,
à 26 ans. Sa découverte le fait
réfléchir sur la conservation de la
correspondance. Il mesure à quel point elle est
menacée. "C'est donc une prodigalité
folle de se dépenser en lettres, puisque les
idées, peintures, impressions, émotions que
l'on note de cette manière sont vouées
à l'oubli et à la destruction. Je regrette
mes lettres de voyage par exemple, et plus encore mes
lettres d'intimité. La myriade de mes lettres
perdues me ferait plaisir pour me rendre l'histoire de
mon âme (4.7.1879)."
^
Le sort des lettres après
le décès des
correspondants
Amiel classe avec soin les lettres qu'il
reçoit. Il redemande les siennes adressées
à ses amis décédés, sur
lesquelles il estime conserver un droit de
propriété morale non-transmissible, au nom
du secret de l'intimité.
"Après décès, j'ai bien rarement
vu revenir mes lettres au défunt, et l'on n'a pas
même répondu toujours à ma
prière d'espérer ce retour. La
délicatesse n'est pas usuelle. C'est à
décourager des correspondances cordiales ou
intimes. On ne sait jamais qui héritera de ce qui
ne le regarde point, et quel usage les profanes en
voudront faire. Il me semble pourtant clair comme le jour
que la correspondance intime de deux personnes appartient
à celui des deux qui survit, et qu'un tiers ne
peut s'emparer des secrets que je n'ai voulu confier
qu'à l'ami disparu. Matériellement, mes
lettres sont dans le tiroir de celui dont il
hérite, mais moralement si le tiers les garde il
me vole, s'il les publie il me viole (10.10.1878)."
Fidèle à cette conception, Fanny Mercier,
l'héritière des manuscrits d'Amiel,
restituera, dans les mois qui suivirent son
décès, des milliers de lettres aux
correspondants qui en firent la demande. J'ai sous les
yeux la liste de ceux à qui ces lettres firent
retour. Elle apparaît aujourd'hui comme une
brèche faite dans le massif des lettres
conservées malgré le retour
ultérieur de quelques correspondances.
Quelques-unes sans doute ont survécu et reposent
encore dans des archives familiales privées. En
1917, Fanny Mercier, quant à elle, a
déposé tous les manuscrits d'Amiel en sa
possession, dont la correspondance, à la
Bibliothèque publique et universitaire de
Genève (B.P.U.) où les chercheurs peuvent
les consulter.
Dénombrement
Amiel a écrit 30.000 lettres, il en a
reçu vraisemblablement 20.000 - épistolier
par goût, il envoyait davantage de lettres qu'il
n'en recevait -, des quelque 50.000 missives qui
constituaient sa correspondance, combien nous en
reste-t-il?
Voici le compte auquel j'arrive en me servant du
catalogue des Papiers Amiel à la B.P.U. (y
compris les récentes et importantes acquisitions
faites par la B.P.U.)
|
Nombre de
corres-
pondants
|
Nombre de lettres conservées
|
d'Amiel
|
à Amiel
|
total
|
Correspondance générale
|
230
|
61
|
515
|
576
|
Correspondance académique
|
31
|
-
|
188
|
188
|
Correspondance familiale
|
15
|
579
|
456
|
1035
|
Correspondance amicale
|
48
|
646
|
985
|
1631
|
Correspondance avec
> Camilla Charbonnier (1842-1863)
> Louise Wyder (1853-1868)
> Marie Favre (1859-1880)
> Fanny Mercier (1864-1881)
> Berthe Vadier (1870-1881)
|
1
1
1
1
1
|
94
197
1016
901
124
|
172
148
423
315
-
|
266
345
1439
1216
124
|
Totaux
|
329
|
3618
|
3231
|
6849
|
Près de sept mille lettres représentent
environ 25.000 pages manuscrites. Elles ont
été peu lues, peu éditées,
peu exploitées. Tentons d'en dégager les
points forts. Les lettres de jeunesse adressées
à la famille et aux amis d'Amiel retracent son
parcours intellectuel et la naissance de sa vocation.
Elles font davantage que compléter le Journal de
jeunesse, elles s'y substituent : la matière des
lettres est la même que celle du Journal. Bernard
Bouvier a publié en 1935 un choix de 132 lettres
dans La Jeunesse de H.-F. Amiel. Elles sont
indispensables pour comprendre le renoncement à
l'action et l'élection de la connaissance comme
but de vie. Relisant ces lettres oubliées peu
avant sa mort, Amiel constate avec satisfaction qu'il est
resté fidèle au voeu de sa jeunesse.
La correspondance avec sa soeur Laure témoigne de
la distance qui s'est progressivement installée
entre lui et sa famille.
^
Une importante correspondance
féminine
Le nombre de lettres croît avec le degré
d'intimité qu'Amiel entretient avec ses
correspondants, ou plutôt, avec ses correspondantes
: plus de la moitié des lettres conservées
se rattachent à cinq amies. Bien qu'il ne s'agisse
pas de correspondance amoureuse - du moins dans le chef
d'Amiel - l'intimité de ces pages aurait dû,
le conformisme aidant, les vouer à la destruction.
Mais l'honnêteté scrupuleuse, le
dévouement absolu à la mémoire
d'Amiel de son exécutrice testamentaire, Fanny
Mercier, ont fait qu'elle a tout conservé, y
compris les pages qui l'ont blessée. On lui doit
la première édition de fragments du Journal
ainsi que la conservation des manuscrits d'Amiel.
Sévère, dévouée
jusqu'à l'abnégation, celle qu'Amiel
considérait comme sa veuve laisse une vaste
correspondance (1.200 lettres échangées
avec Amiel) restée pratiquement inconnue.
Les amies d'Amiel conservèrent
précieusement ses lettres. Ce que la
correspondance avec Amiel représenta pour elles,
ce seul témoignage de Fanny Mercier, pris parmi
bien d'autres, le fera comprendre.
"Ce trésor m'aida, me consola,
m'éclaira, me réjouit, me fut aliment,
dictame, lumière, musique. - Ce qui
m'épouvante seulement, c'est le sentiment de ce
qu'elles me sont devenues nécessaires. Comment
ferai-je pour m'en passer, si jamais je viens à
devoir en être privée? Que Dieu ait alors
pitié de Sa servante et lui aide à dire
Amen!"
Un mot au sujet de ses autres correspondantes.
Amiel a fait la connaissance de Camilla Charbonnier
à Naples. Il avait 20 ans, elle 30. Artiste,
passionnée, aventurière, elle suivit les
chemises rouges de Garibaldi. Antithèse d'Amiel en
ce qui regarde l'action, elle fut subjuguée par sa
pénétration psychologique et son
intelligence. Bernard Bouvier a reproduit quelques unes
de leurs lettres dans son ouvrage précité
sur la jeunesse d'Amiel.
La lecture du catalogue des Papiers Amiel montre le
statut particulier de Marie
Favre : aucune du millier de lettres qu'il lui a
envoyées n'est signée, ou alors seulement
d'initiales diverses. C'est que Marie Favre - Philine -,
a été la seule maîtresse d'Amiel. Les
trois quarts de leur correspondance ont été
écrits en une douzaine d'années. Soit, d'un
côté ou de l'autre, une lettre tous les deux
ou trois jours. Après le décès
d'Amiel, Marie Favre, par la procédure
décrite plus haut, s'est retrouvée en
possession de quelque 1.500 lettres qu'ils
échangèrent. Cet ensemble était
vraisemblablement voué à la destruction si
elle ne l'avait, peu de jours avant sa mort,
confié à Fanny Mercier.
Amiel vécut avec Louise Wyder, qu'il surnomma
Egérie, une idylle sur les bords du lac
Léman. Ils s'essayèrent à vivre dans
l'amitié et la vérité : "le monde
renversé". Louise ne put se satisfaire du pacte
imposé par Amiel, ses sentiments
évoluèrent; ses lettres peignent un amour
fidèle et désespéré qui se
métamorphosa plus tard en amitié
passionnée pour sa rivale, Marie Favre.
Berthe Vadier, comme Fanny Mercier, est l'amie de la
dernière décennie. Sa correspondance n'est
pas entrée en possession de Fanny Mercier : elles
se jalousaient. Berthe Vadier a confié à
une amie, Carmagnola-Richard, le soin d'éditer les
lettres d'Amiel après sa mort. Cette
dernière rassemble en 1925 une centaine de lettres
d'Amiel à Berthe Vadier dans Berthe Vadier et
une correspondance inédite de H.-F. Amiel. On
ne sait si l'édition est complète ni ce
qu'il est advenu des manuscrits.
De même on ignore le sort ultérieur de la
correspondance retournée par Fanny Mercier
à quelques autres amies d'élection :
Elisabeth Guédin (la plus
jolie de ses amies), Louise Hornung
(passionnée et vindicative), Berthe Pollack
(grand-mère amoureuse, elle adressa 110 lettres
à Amiel) mais dont la principale - Amiel lui donna
accès aux cahiers manuscrits de son Journal -,
reste Sophie Cossy.
^
Intérêt de la
correspondance échangée après le
décès d'Amiel
La B.P.U. conserve également des centaines de
lettres écrites par l'entourage d'Amiel
après son décès. Parmi elles, celles
échangées entre Fanny Mercier, Joseph
Hornung et Edmond Scherer, les premiers éditeurs
en 1882-1884 des fragments du journal, intéressent
directement et l'histoire du journal intime en tant que
genre et l'histoire de l'édition des journaux
personnels. Le paysage éditorial et la
réception par le public auraient été
sans doute différents si les choix de Fanny
Mercier avaient été suivis. Elle
désirait publier une sélection de fragments
sous un titre qui en eût voilé la provenance
: "Caractéristiques d'un penseur".
L'accueil par la critique et le public aurait
été autre. Les reproches - dont celui de la
fameuse maladie de l'idéal - adressés
à l'homme n'auraient sans doute pas rejaillis sur
le genre.
L'édition de la
correspondance avec Egérie
Le Journal est rythmé par l'indication de
réception ou d'envoi de lettres. Attirés
par la masse considérable qui repose à la
B.P.U., un ami, André Leroy et moi, nous nous
sommes demandé si l'édition de la
correspondance échangée entre Amiel et
l'une de ses amies ne vaudrait pas la peine d'être
tentée. Notre choix s'est porté sur celle
d'Amiel et de Louise Wyder. Nous avons travaillé
sur des photocopies au départ de microfilms et
vérifié certaines lectures lors d'un
passage à Genève. Après notre
immersion dans ces quelque 750 pages manuscrites, il nous
semble avoir découvert un Amiel différent
de l'auteur du Journal, dans son style, dans son ton. La
correspondance semble plus intime que le Journal
même. A plusieurs reprises, à lire cet
échange de confidences, nous avons
été saisis par le sentiment de commettre
une indiscrétion, de surprendre des voix qui ne
parlent entre elles que pour elles avec une sensation de
présence parfois hallucinante. La correspondance,
quelquefois, influe sur le Journal. Louise Wyder en
était jalouse; pour la détromper et lui
montrer qu'il n'est guère intéressant, il
tient son journal dans la lettre qu'il allait envoyer
à Louise, créant ainsi une lacune qu'on
retrouve dans l'édition intégrale du
Journal.
La correspondance, davantage
qu'un complément du Journal
Ce travail d'édition (sous presse) a
modifié notre lecture. La correspondance ne
complète pas simplement le Journal, l'ensemble
dépasse en intérêt la somme des
parties. Elle le transforme en une polyphonie à
trois voix : celle - enfin audible - du correspondant et
celle d'Amiel épistolier forment un contrepoint
à celle du Journal.
Reste la question de l'édition... "Où en
serait-on si le journal intime et la correspondance de
chacun voyaient le jour? On publie déjà
trop. (Journal 16.7.1876.)"
Louis Vannieuwenborgh
^
Lorsque Louise
Wyder quitte Genève,
son départ fait l'objet d'une simple
mention dans le Journal.
La correspondance reconstitue
l'événement
et les sentiments qui
l'accompagnèrent.
Journal, 9 avril 1855. "Triste toute la
journée, - triste et abattu.
Désespérance
mélancolique sur tous les points.
Assisté de loin au départ de
..., depuis l'île Rousseau."
Correspondance (extraits). "(...) j'ai
assisté au départ de
l'Helvétie depuis l'île Rousseau
(...) La fumée enveloppait le navire
qui emportait sa musique en nous envoyant son
écume : symbole consolant dans sa
tristesse." - "Oui, Fritz, vous étiez
là pour me voir partir, je vous ai vu
par un de ces sublimes et mystérieux
pouvoirs du coeur. Depuis le bateau, je vous
cherchais sur les quais où je vous
avais vu passer de mes fenêtres. Quand
tout à coup j'ai senti que vous
étiez derrière moi, je me
retournai, et vous vis sur l'Ile. Que se
passait-il dans votre coeur, pendant les
quinze minutes que le mien à l'agonie
s'élançait auprès de
vous? Sentait-il un peu l'angoisse, le
désespoir qui ont assailli mon
âme? Oh non! c'est impossible, car
alors il n'aurait pas la force du sacrifice)
(...) je vous aurais fait signe du bateau,
mais vous étiez seul sur l'Ile, et
d'autres yeux que les miens pouvaient vous y
avoir vu." (...) "Enfin le froid chassa tout
le monde de dessus le pont, et je pus
à mon aise, prier, pleurer, et
souffrir."
|
Paiement d'une dette de
tendresse
Journal 12 juillet 1860.
Promenade d'adieu avec Egérie
(...). Elle ne fait que pleurer depuis quinze
jours, et a pris une résolution, celle
de repartir pour l'étranger (...) elle
se sent brisée, mais elle me demande
que je la laisse aller, comme elle m'a
supplié d'autres fois, dans de
terribles circonstances, de la laisser
mourir, de ne pas la retenir sur la terre,
pour y souffrir sans relâche et sans
terme. (...) Relu la correspondance
d'Egérie des dix-huit derniers mois,
qui m'a vivement ému.
Cédé à un mouvement
d'effusion et écrit un billet de
tendresse reconnaissante.
Lettre du 12 juillet d'Amiel à Louise
Wyder. Consuélo, je viens de relire
une année de vos lettres, et je suis
encore sous l'éblouissement de votre
âme et dans l'émotion de votre
angélique tendresse.
L'avenir, même le plus prochain, n'est
pas à nous. Laissez-moi donc
aujourd'hui vous bénir de tout ce que
vous avez été pour moi, qui
l'ai si peu mérité; vous rendre
grâce de ce que vous êtes encore,
comme vous l'avez été toujours,
le bon conseil, le coeur fidèle,
l'affection sûre, la pensée
constante, le dévouement
inébranlable et inépuisable, en
un mot le coeur sans tache et sans reproche.
Cela vous me le laisserez vous le dire, parce
que c'est vrai, parce que vous y avez droit,
parce que je le sens profondément.
(...)
Trop interdit, absent, aveugle, ce matin pour
sentir et dire ce qu'un autre aurait
éprouvé à cette heure
touchante et tragique, je n'entre qu'à
présent dans le sanctuaire, je
n'arrive qu'à cette heure dans la
perception distincte et personnelle de votre
émotion contenue. Mon Dieu, que vous
avez dû me trouver impitoyable et
insouciant. Pardon, pauvre sensitive, j'ai
deux ou trois moi qui se reconnaissent
à peine entre eux. Ce qui me
stupéfie, c'est que vous avez pu vous
attacher à ce point à un
être aussi haïssable et aussi dur.
Mais j'ai tort, même ici, car j'offense
ce que vous voulez voir respecté,
l'excellence de votre sacrificateur, et la
douceur de votre bourreau. Et aujourd'hui, je
ne voudrais pas mêler la plus
légère goutte d'amertume,
à ce verre d'eau, que ma main
tremblante voudrait tendre à votre
soif inextinguible d'affection. Prenez cette
rose sans épine, ô
Fidélia et respirez-y à longs
traits la paix sereine et le doux sommeil. -
Ne croyez pas que votre bon ange vous
abandonne, et si, entre deux prières
et deux bonnes oeuvres, vous trouviez le
temps de soupirer de mon silence, relisez ces
lignes; elles murmureront : Merci; Dieu soit
avec vous.
|
^
|