HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL

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Amiel : le Journal, mais aussi la correspondance
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Publié en partie dans La Faute à Rousseau N°34 d'octobre 2003
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OCT 2003
par Louis Vannieuwenborgh
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Moins de deux ans avant sa disparition, Amiel (1821-1881) fait le compte de sa correspondance : 30.000 lettres en 30 ans! soit trois lettres par jour! Cette activité épistolaire n'est pas étonnante de la part d'une personnalité sociable mais constamment sur la défensive. De tous les moyens d'entrer en communication avec autrui, Amiel privilégie la correspondance. Elle est un moyen de toucher l'autre tout en maintenant la distance qui sauvegarde sa liberté intérieure. La correspondance, comme le Journal, est un territoire autorisé... mais, comme pour le Journal, il se reproche de s'y livrer trop volontiers.

"Envie folle de ne rien faire ou d'aimer. Antipathie pour ce qui presse. Ecrit [huit lettres]. C'est le procédé pour flâner tout en faisant plaisir. La correspondance est un des artifices de la paresse (Journal 23.4.1879)."

Ce plaisir masque un mobile inquiétant.

"Les habiles font des économies de style dans la correspondance et se réservent pour leurs livres ou leurs articles. Ils mettent leur électricité en foudres et en éclairs; j'ai toujours dépensé la mienne par mille pointes invisibles qui l'ont écoulée sans flamme et sans bruit. Le génie de l'inutile est assez proche parent de l'instinct du suicide. (27.4.1872)."

A cette même époque, des fouilles dans un grenier lui livrent ses lettres de jeunesse, importantes pour reconstituer sa biographie avant la tenue de son Journal régulier, commencé, tardivement, à 26 ans. Sa découverte le fait réfléchir sur la conservation de la correspondance. Il mesure à quel point elle est menacée. "C'est donc une prodigalité folle de se dépenser en lettres, puisque les idées, peintures, impressions, émotions que l'on note de cette manière sont vouées à l'oubli et à la destruction. Je regrette mes lettres de voyage par exemple, et plus encore mes lettres d'intimité. La myriade de mes lettres perdues me ferait plaisir pour me rendre l'histoire de mon âme (4.7.1879)."
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Le sort des lettres après le décès des correspondants

Amiel classe avec soin les lettres qu'il reçoit. Il redemande les siennes adressées à ses amis décédés, sur lesquelles il estime conserver un droit de propriété morale non-transmissible, au nom du secret de l'intimité.

"Après décès, j'ai bien rarement vu revenir mes lettres au défunt, et l'on n'a pas même répondu toujours à ma prière d'espérer ce retour. La délicatesse n'est pas usuelle. C'est à décourager des correspondances cordiales ou intimes. On ne sait jamais qui héritera de ce qui ne le regarde point, et quel usage les profanes en voudront faire. Il me semble pourtant clair comme le jour que la correspondance intime de deux personnes appartient à celui des deux qui survit, et qu'un tiers ne peut s'emparer des secrets que je n'ai voulu confier qu'à l'ami disparu. Matériellement, mes lettres sont dans le tiroir de celui dont il hérite, mais moralement si le tiers les garde il me vole, s'il les publie il me viole (10.10.1878)."

Fidèle à cette conception, Fanny Mercier, l'héritière des manuscrits d'Amiel, restituera, dans les mois qui suivirent son décès, des milliers de lettres aux correspondants qui en firent la demande. J'ai sous les yeux la liste de ceux à qui ces lettres firent retour. Elle apparaît aujourd'hui comme une brèche faite dans le massif des lettres conservées malgré le retour ultérieur de quelques correspondances. Quelques-unes sans doute ont survécu et reposent encore dans des archives familiales privées. En 1917, Fanny Mercier, quant à elle, a déposé tous les manuscrits d'Amiel en sa possession, dont la correspondance, à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève (B.P.U.) où les chercheurs peuvent les consulter.

Dénombrement

Amiel a écrit 30.000 lettres, il en a reçu vraisemblablement 20.000 - épistolier par goût, il envoyait davantage de lettres qu'il n'en recevait -, des quelque 50.000 missives qui constituaient sa correspondance, combien nous en reste-t-il?

Voici le compte auquel j'arrive en me servant du catalogue des Papiers Amiel à la B.P.U. (y compris les récentes et importantes acquisitions faites par la B.P.U.)


Nombre de
corres-
pondants

Nombre de lettres conservées

d'Amiel

à Amiel

total

Correspondance générale

230

61

515

576

Correspondance académique

31

-

188

188

Correspondance familiale

15

579

456

1035

Correspondance amicale

48

646

985

1631

Correspondance avec
> Camilla Charbonnier (1842-1863)
> Louise Wyder (1853-1868)
> Marie Favre (1859-1880)
> Fanny Mercier (1864-1881)
> Berthe Vadier (1870-1881)


1
1
1
1
1


94
197
1016
901
124


172
148
423
315
-


266
345
1439
1216
124

Totaux

329

3618

3231

6849

Près de sept mille lettres représentent environ 25.000 pages manuscrites. Elles ont été peu lues, peu éditées, peu exploitées. Tentons d'en dégager les points forts. Les lettres de jeunesse adressées à la famille et aux amis d'Amiel retracent son parcours intellectuel et la naissance de sa vocation. Elles font davantage que compléter le Journal de jeunesse, elles s'y substituent : la matière des lettres est la même que celle du Journal. Bernard Bouvier a publié en 1935 un choix de 132 lettres dans La Jeunesse de H.-F. Amiel. Elles sont indispensables pour comprendre le renoncement à l'action et l'élection de la connaissance comme but de vie. Relisant ces lettres oubliées peu avant sa mort, Amiel constate avec satisfaction qu'il est resté fidèle au voeu de sa jeunesse.

La correspondance avec sa soeur Laure témoigne de la distance qui s'est progressivement installée entre lui et sa famille.

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Une importante correspondance féminine

Le nombre de lettres croît avec le degré d'intimité qu'Amiel entretient avec ses correspondants, ou plutôt, avec ses correspondantes : plus de la moitié des lettres conservées se rattachent à cinq amies. Bien qu'il ne s'agisse pas de correspondance amoureuse - du moins dans le chef d'Amiel - l'intimité de ces pages aurait dû, le conformisme aidant, les vouer à la destruction. Mais l'honnêteté scrupuleuse, le dévouement absolu à la mémoire d'Amiel de son exécutrice testamentaire, Fanny Mercier, ont fait qu'elle a tout conservé, y compris les pages qui l'ont blessée. On lui doit la première édition de fragments du Journal ainsi que la conservation des manuscrits d'Amiel. Sévère, dévouée jusqu'à l'abnégation, celle qu'Amiel considérait comme sa veuve laisse une vaste correspondance (1.200 lettres échangées avec Amiel) restée pratiquement inconnue.

Les amies d'Amiel conservèrent précieusement ses lettres. Ce que la correspondance avec Amiel représenta pour elles, ce seul témoignage de Fanny Mercier, pris parmi bien d'autres, le fera comprendre.

"Ce trésor m'aida, me consola, m'éclaira, me réjouit, me fut aliment, dictame, lumière, musique. - Ce qui m'épouvante seulement, c'est le sentiment de ce qu'elles me sont devenues nécessaires. Comment ferai-je pour m'en passer, si jamais je viens à devoir en être privée? Que Dieu ait alors pitié de Sa servante et lui aide à dire Amen!"

Un mot au sujet de ses autres correspondantes.

Amiel a fait la connaissance de Camilla Charbonnier à Naples. Il avait 20 ans, elle 30. Artiste, passionnée, aventurière, elle suivit les chemises rouges de Garibaldi. Antithèse d'Amiel en ce qui regarde l'action, elle fut subjuguée par sa pénétration psychologique et son intelligence. Bernard Bouvier a reproduit quelques unes de leurs lettres dans son ouvrage précité sur la jeunesse d'Amiel.

La lecture du catalogue des Papiers Amiel montre le statut particulier de Marie Favre : aucune du millier de lettres qu'il lui a envoyées n'est signée, ou alors seulement d'initiales diverses. C'est que Marie Favre - Philine -, a été la seule maîtresse d'Amiel. Les trois quarts de leur correspondance ont été écrits en une douzaine d'années. Soit, d'un côté ou de l'autre, une lettre tous les deux ou trois jours. Après le décès d'Amiel, Marie Favre, par la procédure décrite plus haut, s'est retrouvée en possession de quelque 1.500 lettres qu'ils échangèrent. Cet ensemble était vraisemblablement voué à la destruction si elle ne l'avait, peu de jours avant sa mort, confié à Fanny Mercier.

Amiel vécut avec Louise Wyder, qu'il surnomma Egérie, une idylle sur les bords du lac Léman. Ils s'essayèrent à vivre dans l'amitié et la vérité : "le monde renversé". Louise ne put se satisfaire du pacte imposé par Amiel, ses sentiments évoluèrent; ses lettres peignent un amour fidèle et désespéré qui se métamorphosa plus tard en amitié passionnée pour sa rivale, Marie Favre.

Berthe Vadier, comme Fanny Mercier, est l'amie de la dernière décennie. Sa correspondance n'est pas entrée en possession de Fanny Mercier : elles se jalousaient. Berthe Vadier a confié à une amie, Carmagnola-Richard, le soin d'éditer les lettres d'Amiel après sa mort. Cette dernière rassemble en 1925 une centaine de lettres d'Amiel à Berthe Vadier dans Berthe Vadier et une correspondance inédite de H.-F. Amiel. On ne sait si l'édition est complète ni ce qu'il est advenu des manuscrits.

De même on ignore le sort ultérieur de la correspondance retournée par Fanny Mercier à quelques autres amies d'élection : Elisabeth Guédin (la plus jolie de ses amies), Louise Hornung (passionnée et vindicative), Berthe Pollack (grand-mère amoureuse, elle adressa 110 lettres à Amiel) mais dont la principale - Amiel lui donna accès aux cahiers manuscrits de son Journal -, reste Sophie Cossy.

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Intérêt de la correspondance échangée après le décès d'Amiel

La B.P.U. conserve également des centaines de lettres écrites par l'entourage d'Amiel après son décès. Parmi elles, celles échangées entre Fanny Mercier, Joseph Hornung et Edmond Scherer, les premiers éditeurs en 1882-1884 des fragments du journal, intéressent directement et l'histoire du journal intime en tant que genre et l'histoire de l'édition des journaux personnels. Le paysage éditorial et la réception par le public auraient été sans doute différents si les choix de Fanny Mercier avaient été suivis. Elle désirait publier une sélection de fragments sous un titre qui en eût voilé la provenance : "Caractéristiques d'un penseur". L'accueil par la critique et le public aurait été autre. Les reproches - dont celui de la fameuse maladie de l'idéal - adressés à l'homme n'auraient sans doute pas rejaillis sur le genre.

L'édition de la correspondance avec Egérie

Le Journal est rythmé par l'indication de réception ou d'envoi de lettres. Attirés par la masse considérable qui repose à la B.P.U., un ami, André Leroy et moi, nous nous sommes demandé si l'édition de la correspondance échangée entre Amiel et l'une de ses amies ne vaudrait pas la peine d'être tentée. Notre choix s'est porté sur celle d'Amiel et de Louise Wyder. Nous avons travaillé sur des photocopies au départ de microfilms et vérifié certaines lectures lors d'un passage à Genève. Après notre immersion dans ces quelque 750 pages manuscrites, il nous semble avoir découvert un Amiel différent de l'auteur du Journal, dans son style, dans son ton. La correspondance semble plus intime que le Journal même. A plusieurs reprises, à lire cet échange de confidences, nous avons été saisis par le sentiment de commettre une indiscrétion, de surprendre des voix qui ne parlent entre elles que pour elles avec une sensation de présence parfois hallucinante. La correspondance, quelquefois, influe sur le Journal. Louise Wyder en était jalouse; pour la détromper et lui montrer qu'il n'est guère intéressant, il tient son journal dans la lettre qu'il allait envoyer à Louise, créant ainsi une lacune qu'on retrouve dans l'édition intégrale du Journal.

La correspondance, davantage qu'un complément du Journal

Ce travail d'édition (sous presse) a modifié notre lecture. La correspondance ne complète pas simplement le Journal, l'ensemble dépasse en intérêt la somme des parties. Elle le transforme en une polyphonie à trois voix : celle - enfin audible - du correspondant et celle d'Amiel épistolier forment un contrepoint à celle du Journal.

Reste la question de l'édition... "Où en serait-on si le journal intime et la correspondance de chacun voyaient le jour? On publie déjà trop. (Journal 16.7.1876.)"

Louis Vannieuwenborgh

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Lorsque Louise Wyder quitte Genève,
son départ fait l'objet d'une simple mention dans le Journal.
La correspondance reconstitue l'événement
et les sentiments qui l'accompagnèrent.


Journal, 9 avril 1855. "Triste toute la journée, - triste et abattu. Désespérance mélancolique sur tous les points. Assisté de loin au départ de ..., depuis l'île Rousseau."

Correspondance (extraits). "(...) j'ai assisté au départ de l'Helvétie depuis l'île Rousseau (...) La fumée enveloppait le navire qui emportait sa musique en nous envoyant son écume : symbole consolant dans sa tristesse." - "Oui, Fritz, vous étiez là pour me voir partir, je vous ai vu par un de ces sublimes et mystérieux pouvoirs du coeur. Depuis le bateau, je vous cherchais sur les quais où je vous avais vu passer de mes fenêtres. Quand tout à coup j'ai senti que vous étiez derrière moi, je me retournai, et vous vis sur l'Ile. Que se passait-il dans votre coeur, pendant les quinze minutes que le mien à l'agonie s'élançait auprès de vous? Sentait-il un peu l'angoisse, le désespoir qui ont assailli mon âme? Oh non! c'est impossible, car alors il n'aurait pas la force du sacrifice) (...) je vous aurais fait signe du bateau, mais vous étiez seul sur l'Ile, et d'autres yeux que les miens pouvaient vous y avoir vu." (...) "Enfin le froid chassa tout le monde de dessus le pont, et je pus à mon aise, prier, pleurer, et souffrir."



Paiement d'une dette de tendresse
Journal 12 juillet 1860. Promenade d'adieu avec Egérie (...). Elle ne fait que pleurer depuis quinze jours, et a pris une résolution, celle de repartir pour l'étranger (...) elle se sent brisée, mais elle me demande que je la laisse aller, comme elle m'a supplié d'autres fois, dans de terribles circonstances, de la laisser mourir, de ne pas la retenir sur la terre, pour y souffrir sans relâche et sans terme. (...) Relu la correspondance d'Egérie des dix-huit derniers mois, qui m'a vivement ému. Cédé à un mouvement d'effusion et écrit un billet de tendresse reconnaissante.

Lettre du 12 juillet d'Amiel à Louise Wyder. Consuélo, je viens de relire une année de vos lettres, et je suis encore sous l'éblouissement de votre âme et dans l'émotion de votre angélique tendresse.

L'avenir, même le plus prochain, n'est pas à nous. Laissez-moi donc aujourd'hui vous bénir de tout ce que vous avez été pour moi, qui l'ai si peu mérité; vous rendre grâce de ce que vous êtes encore, comme vous l'avez été toujours, le bon conseil, le coeur fidèle, l'affection sûre, la pensée constante, le dévouement inébranlable et inépuisable, en un mot le coeur sans tache et sans reproche. Cela vous me le laisserez vous le dire, parce que c'est vrai, parce que vous y avez droit, parce que je le sens profondément. (...)

Trop interdit, absent, aveugle, ce matin pour sentir et dire ce qu'un autre aurait éprouvé à cette heure touchante et tragique, je n'entre qu'à présent dans le sanctuaire, je n'arrive qu'à cette heure dans la perception distincte et personnelle de votre émotion contenue. Mon Dieu, que vous avez dû me trouver impitoyable et insouciant. Pardon, pauvre sensitive, j'ai deux ou trois moi qui se reconnaissent à peine entre eux. Ce qui me stupéfie, c'est que vous avez pu vous attacher à ce point à un être aussi haïssable et aussi dur. Mais j'ai tort, même ici, car j'offense ce que vous voulez voir respecté, l'excellence de votre sacrificateur, et la douceur de votre bourreau. Et aujourd'hui, je ne voudrais pas mêler la plus légère goutte d'amertume, à ce verre d'eau, que ma main tremblante voudrait tendre à votre soif inextinguible d'affection. Prenez cette rose sans épine, ô Fidélia et respirez-y à longs traits la paix sereine et le doux sommeil. - Ne croyez pas que votre bon ange vous abandonne, et si, entre deux prières et deux bonnes oeuvres, vous trouviez le temps de soupirer de mon silence, relisez ces lignes; elles murmureront : Merci; Dieu soit avec vous.
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